Article « Le Futur du luxe » par Jean-Pierre Dubois-Monfort, analyste des affaires françaises et européennes.
À propos de l'auteur:
«Les multiples péripéties de la campagne municipale parisienne ont eu -provisoirement, peut-être- raison de ma passion pour la politique. J'ai estimé que j'avais mieux à faire et je suis engagé dans un travail d'analyse sur le croisement du luxe et du numérique. La page n'était pas tout à fait blanche: ni sur le luxe-dont j'étais chargé à Tokyo au début des années 90- ni sur le numérique, car j'ai participé aux travaux de l'OCDE au début des années 2000 et aux premières négociations. Intérêt intrinsèque pour ces deux domaines dont j'ai suivi les développements successifs, et pour leur union singulière et rentable: l'abstraction scientifique et le ravissement sensoriel, l'éphémère et le prédictif, l'attribut de la réussite et l'esprit d 'innovation. Union à ce point triomphale qu'elle modifie en profondeur la physionomie de nos centres villes, si importants pour la convivialité sociale et l'interaction humaine-ici résurgit l'intérêt pour la politique. Cet article a été rédigé dans les circonstances particulières que nous connaissons. Une phrase de Steinbeck que je cite dans le texte me revient à l'esprit: «nulle infortune n'est trop lourde à supporter du moment que les hommes tiennent le coup». Jean-Pierre Dubois Monfort
VERSION ANGLAISE disponible ici.
Le Futur de Luxe
Avant même que nous ne soyons frappés par cette horrible épidémie, la question du futur du luxe- qui n'est ici que le pars pro toto de notre art de vivre et de notre style de vie, de notre consommation et de notre gestion des ressources - était posée. S'il est particulièrement visé, c'est qu'il incarne l'abondance, la richesse et parfois l'ostentation et prête donc facilement le flanc à la critique. À ces attaques d'une rare virulence, les maisons qui en sont les fleurons ont su apporter des réponses convaincantes, particulièrement dans la période très difficile que nous connaissons. Qu'en sera-t-il à l 'issue de cette pandémie pour ce secteur qui est une part essentielle de notre savoir-faire national et du rayonnement de notre culture?
«- J 'ai ciré mes chaussures - Enfin! Ce n'était pas du luxe! »
Cet échange emprunté à la vie quotidienne illustre- sous un mode négatif- le registre auquel se situerait le luxe, celui du superflu, voire de l'inutile. Le bon vieux littré qui mentionne également cet usage familier donne du luxe une définition ample: «Magnificence dans le vêtement, dans la table, dans l'ameublement; abondance de choses somptueuses » . Les citations relevées dans cet article du dictionnaire sont tirées d'auteurs réputés avoir inspiré la Révolution de 1789-Voltaire, Condorcet-et le luxe y est associé à la dépense et bénéficiant au riche, au détriment du pauvre.
À l'opposé de cette dimension sociale du luxe- ce signe extérieur de richesse- se situe une dimension psychologique que l'on retrouve dans le vers de Baudelaire: «luxe, calme et volupté» où se conjuguent le sentiment de plénitude et le ravissement sensoriel, la conscience d'un moment ou d'un objet d'exception.
Deux approches bien différentes: le luxe a, en effet, connu ses bons et ses mauvais jours, sa bonne et sa mauvaise presse.
La définition du luxe proposée par Littré n'inclut pas certains des produits figurant déjà dans cette catégorie à l'époque, comme la parfumerie ou la joaillerie, mais depuis la seconde moitié du XIXieme siècle, de nouveaux biens et services sont apparus comme les cylindres rutilantes, les yachts et les jets privés, les voyages dans les îles du Pacifique Sud aux forêts «luxuriantes» et les bijoux technologiques. La présence au sein du Comité Colbert de secteurs d'activités variés et d'entreprises emblématiques atteste de la diversité de l'univers du luxe et de notre savoir-faire national.
Une évolution qui limite la capacité de consommation de la classe moyenne: le luxe de moins en moins abordable.
Mais, cette profusion de biens et de services nécessite pour l'acquéreur potentiel de procéder-sauf à disposer de ressources illimitées-à des arbitrages entre des multitudes d'offres. Ce qui vaut pour les plus fortunés s'applique plus encore aux consommateurs de la classe moyenne. Posséder quelques articles de luxe était considéré comme la marque d'une réussite certaine et la preuve d'un bon goût.
Ou, de plus en plus, cette catégorie peine à acquérir de tels articles, y compris des accessoires. La partie augmente des dépenses dans les budgets des ménages l'explique en partie. L'IFM a relevé que la part des dépenses textiles dans le budget des ménages est passée de 9 à 4% en quelques années. Dans un autre registre, une étude de Moody's Analytic pour Blue Cross Blue Shield n'a pas été récemment que la santé physique et mentale des millenials était moins bonne que celle de la génération X et l'attribuait au coût élevé des dépenses de santé.
Cette évolution est dommageable pour la consommation, elle l'est également pour la stabilité du corps social. Tocqueville écrit dans le tome 2 de la Démocratie en Amérique: «entre ceux qui sont très riches et ceux qui sont très pauvres, il y a une multitude d'hommes presque pareils qui, sans être précisément ni riches ni pauvres, posséder assez de bien pour désirer l'ordre et n'en ont pas assez pour exciter l'envie ».
Qu'en est-il quand ces hommes innombrables n'ont plus assez de biens? L'une des raisons du discours critique contemporain à l'égard du luxe est le ressentiment d'une partie de la classe moyenne liée à son érosion progressive et au déclin de sa capacité à consommer, y compris dans le segment dit du luxe abordable. Il trouve à s’alimenter dans le prix de conscience des coûts sociaux et de l’environnement de certaines de ses productions.
Coûts sociaux et élevés ont conduit les entreprises du secteur à prendre des engagements substantiels en matière de RES
Un tournant aura été la catastrophe du Rana Plaza en avril 2013 où plus un millier de personnes qui travaillaient ont perdu la vie. Les conditions de sécurité y étaient déplorables, alors que les agences chargées de contrôler le respect des normes avaient donné leur quitus.
En outre, le changement climatique est l'une des préoccupations majeures dans le monde entier et il est de plus en plus évident que l'humanité est responsable de la dégradation des conditions de vie, non seulement pour les êtres humains, mais aussi pour le bien-être animal et la biodiversité.
Ce mouvement a pris avant plus d'ampleur que des vedettes-souvent américaines comme Leonardo DiCaprio et des personnalités iconiques comme Stella McCartney sont intervenues avec une force comparable au débat qu'avaient connu les États-Unis dans les années 60 à propos des droits civiques.
Mais les groupes et marques spécialisées dans les produits de luxe ont pris en compte très rapidement ces préoccupations, compte tenu de la dégradation de leur image, si décisive dans ce secteur, qui pouvait en résulter et des corrections ont été apportées aux conditions de production.
Tant sur la base d'engagements volontaires qu'à la suite de nouvelles dispositions réglementaires, les entreprises dressent régulièrement le bilan de leurs actions sur ces questions: ainsi, le groupe LVMH publie désormais dans son rapport annuel des indicateurs extra financiers sur ses activités: émissions de GES, consommation d'énergie, consommation d'eau.
Ce mouvement prend de l'ampleur avec l'adoption du Fashion Pact présenté lors du G7 de Biarritz qui reconnait le rôle qui incombe au secteur de la mode dans la lutte contre la dégradation environnementale et annonce des engagements pour le climat, la biodiversité et l'océan. De nombreuses entreprises et ont adhéré.
Des consommateurs tentent de réduire leurs dépenses
Autres évolutions caractéristiques des interrogations sur l'impact environnemental du secteur textile: l'upcycling et le commerce de seconde main D'une certaine manière, ils réconcilient la faiblesse du pouvoir d'achat et le souhait de renouveler sa garde-robe. Ainsi, l'une des tendances actuelles est de concevoir les robes de mariées de telle façon qu'elles pourront être réutilisées.
Mais ce mouvement ne concerne pas que la classe moyenne. Lors du défilé de son 50ème anniversaire dans la mode, Jean-Paul Gaultier a adressé un message clair au secteur: «Adieu le flambant neuf, bonjour le flambant vieux» et l'un des modèles était une robe confectionnée à partir de vieilles cravates. Lors de la cérémonie des British Academy Film Awards, la Duchesse de Cambridge portait, contrairement aux usages, une toilette qu'elle avait déjà portée lors d'une manifestation précédente. Cette cérémonie était, d'ailleurs, placée sous le signe de la sobriété et de la frugalité.
Des marchés parallèles: luxe et sobriété
La prise de conscience de la crise climatique va accentuer la propension de la jeune génération, déjà réputée pour sa volonté de rupture, à s'affranchir des usages, des codes en vigueur. Les manifestations en sont déjà nombreuses dans bien des domaines: moindre intérêt pour la détention du permis de conduire comme pour les vacances à la neige, abandon de la règle des trois menus par jour… en affirmant qu'on avait raté sa vie, si à 2000 ans on ne possédait pas une montre de luxe, n'oserait plus une telle déclaration. Une publicité orientée vers le jeune public distingué leur génération qui veut être «libre» de la précédente qui posséderait.
Cette tendance est une tendance forte de la consommation, mais elle coexiste avec des pratiques classiques de consommation française: ainsi Rolls-Royce a annoncé la mise en place prochaine d'une plateforme nommée whisper destinée à ses clients avec des offres commerciales, des débats d'idées, des manifestations de prestige.
Ce schéma classique est loin de disparaître sur les marchés matures, puisque Zalando et Amazon ciblent également le segment du luxe. Balenciaga a annoncé son retour dans la Haute Couture.
Dans les pays émergents, une forte demande de produits de luxe dans tous les groupes sociaux
Ces modes plus classiques de consommation se retrouvent dans les pays émergents avec une double catégorie: les consommateurs très riches et les consommateurs de la classe moyenne émergente.
Pour les premiers, très bien évalué dans le film Crazy rich Asians, une plateforme destinée à 30 millions de richesses chinoises est en préparation.
Les seconds découvrent la consommation-Les entreprises à la base de la pyramide disent les spécialistes de marketing-et sont eux aussi friands de produits de luxe, fût ce en nombre limité. Pour des consommateurs qui sont en phase de découverte, acheter un tel produit de luxe, c'est être assuré de ne pas se tromper.
L'espace numérique au service de l'action commerciale et de la RES des entreprises du luxe
Un autre facteur de développement du commerce des produits de luxe tient à la place que les outils et services technologiques de toutes natures ont déjà pris dans la vie quotidienne. Si la sobriété et la frugalité sont une tendance de fond de la population des marchés à maturité, elles n'en concernent qu'un segment.
En effet, nombreux sont les jeunes consommateurs engagés dans des métiers très recherchés et aux rémunérations élevées qui sont friands d'articles de luxe. Très souvent actifs dans le numérique, ils sont disponibles et disponibles pour les activités numériques des grands groupes que ceux-ci ont très vite saisi les fantastiques opportunités de ce nouvel espace. Dans toutes les dimensions de leurs activités: régalienne, promotionnelle, commerciale.
Pour répondre aux critiques portant sur les conditions de travail chez leurs fournisseurs, ils ont mis en place des instruments de traçabilité qui leur permettent de remplir leur devoir de vigilance et de suivre chaque étape du cycle de vie du produit. Pour combattre la contrefaçon, des IOT délivrent des certificats d'authenticité.
Les sites, les plates-formes, les réseaux sociaux sont autant d'occasions de promouvoir leurs produits, leurs valeurs, leurs hommes et femmes, leur histoire, de fidéliser leurs clients, d'affiner l'adéquation entre les attentes et leur offre, d ' atteindre un appariement optimal.
La technologie de la reconnaissance d'images permet des modèles prédictifs des articles qui marcheront le mieux au cours des prochaines saisons, qu'il s'agisse de la couleur, de la matière, du modèle. Certaines maisons, comme Chanel, proposent à leurs clients des cabines d'essayage en réalité augmentée sophistiquées.
Sans approcher le «zéro défaut», l'usage cumulé de ces compétences technologiques assure une rentabilité accrue et permet d'envisager -qui sait? - une politique de prix plus abordables sur certains segments du marché.
Si certaines entreprises cultivent le «phygital» et combinent ainsi le physique et le numérique, l'évolution des relations producteurs / distributeurs / clients devrait renforcer l'augmentation en ligne et être préjudiciable au «brick and mortar» et donc nuire à l'animation de nos centres villes. Gageons que les maisons sauront ne pas oublier combien est important pour leurs clients-tes la qualité de l'accueil dans un cadre physique dédié à la mode et à la beauté ainsi que le rôle central que jouent les villes dans la convivialité sociale et l ' interaction humaine.
Les grands groupes de luxe ont, en effet, toujours su assumer leurs responsabilités citoyennes et prendre des décisions utiles à la nation: ainsi la décision de LVMH-qui a lancé par là même un vaste mouvement de solidarité- de fabrication du gel hydro alcoolique ou acheter des stocks de masques renoue-t-elle avec le fondement originel de toute activité humaine, qui est la survie de l'espèce.
Alors même que nous sommes en pleine crise sanitaire, sans pouvoir en prévoir le terme ni l 'issue commode des perspectives pour l'avoir voulu pas de sens.
Tout au plus peut-on se référer au passé et examiner la manière dont ont réagi les siècles antérieurs à la suite de telles épreuves.
Au début de l'article était mentionné la Révolution de 1789 qui avait été inspirée par des penseurs qui voyaient dans le luxe une forme d'injustice, une dépense du riche au détriment du pauvre. À la Terreur succéda la période dite des Incroyables et des Merveilleuses, brève période de raffinement vestimentaire et de suprême élégance. D'autres périodes similaires nous viennent à l'esprit comme la Belle Époque ou le Saint-Germain des Prés de la Seconde Après-guerre.
Y aura-t-il une phase de retour au bonheur comme dans le passé ou est ce que les conditions dans lesquelles s'engagera la période post-guerre sanitaire seront telles qu'elles ressembleront pas aux précédentes?
Nous pourrions méditer la phrase de John Steinbeck dans Les Raisins de la colère: «nulle infortune n'est trop lourde à supporter si leurs hommes tiennent le coup» si les hommes et les femmes tiennent le coup.
Mais, l'important reste «nulle infortune n'est trop lourde à supporter, si….»
Article « Le Futur de Luxe » de Jean-Pierre Dubois-Monfort, analyste des affaires françaises et européennes.
Double formation: littéraire. (ENS Cachan, agrégation de l'allemand) et administratif (Sciences PO Paris, ENA). Grande expérience internationale bilatérale (Singapour, Japon, Allemagne, Turquie, Suisse) et multilatérale (GATT, OCDE): défis, opportunités et négociations.
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