Exposition « Charles Frederick Worth – Inventer la Haute Couture » au Petit Palais. Article d'Eleonora de Gray, rédactrice en chef de RUNWAY REVUE. Photo gracieuseté : Petit Palais Palais / Musées de Paris.

Soie façonnée à fond de satin vert et motifs de velours bleu coupé, dentelle de coton mécanique, doublure en taffetas de soie vert et bleu changeant. Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris.
© Stanislas Wolff.
La coupe princesse (sans couture à la taille) ainsi que la position et la taille des motifs de cette robe de thé exceptionnelle mettaient en valeur l'élégante silhouette de la comtesse Greffulhe. Le tissu, confectionné par Tassinari & Chatel, dans un coloris vert électrique et bleu marine, présente un motif médaillon inspiré d'un velours ottoman du XVIe siècle. L'originalité de cette pièce témoigne du dialogue entre certaines personnalités et Charles Frédéric, puis Jean-Philippe Worth, malgré le mythe des couturiers imposant toujours leurs vues à leurs clientes.

L'exposition WORTH – Inventer la Haute Couture, présenté à la Petit Palais à Paris Du 7 mai au 7 septembre 2025, l'exposition est non seulement la première grande rétrospective consacrée à la Maison Worth, mais aussi un rare geste de clarté historique. Avec plus de 400 pièces, comprenant des robes, des accessoires, des œuvres d'art et des documents d'archives, il se révèle comme un portrait méticuleux de l'homme qui n'a pas seulement conçu des robes, il a conçu le système de la mode moderne lui-même.
L'exposition se déroule chronologiquement, dans les grandes galeries du Petit Palais. La scénographie est sobre et d'une grande intelligence. Les premières sections sont consacrées aux années fondatrices : les crinolines architecturales, les silhouettes tournoyantes, la passementerie complexe. Vêtements de jour et robes de chambre côtoient robes du soir, manteaux d'opéra et manteaux de cheminée, offrant une vue imprenable sur la garde-robe du jour au soir sous le Second Empire et la Belle Époque.
L'histoire de la mode privilégie souvent le pratique. Mais s'il existe une origine indéniable à la haute couture telle que nous la concevons aujourd'hui – collections saisonnières, vêtements signés, showrooms, clientèle internationale – elle commence avec Worth. Ce n'est pas un mythe. C'est une structure, une entreprise et un héritage. Et tout cela est exposé aujourd'hui, pour la première et unique fois, dans la ville qui l'a vu naître.
LA MAISON QUI A DÉFINI UNE INDUSTRIE

Worth, Robe de jour, 1878-1880.
Faille de soie et lampas de soie brochés, garnis de dentelle, de satin de soie et de perles.
Musée d'art de Philadelphie, États-Unis d'Amérique.
© Acquisition du 125e anniversaire. Don des héritiers de
Charlotte Hope Binney Tyler Montgomery, 1996, Musée d'art de Philadelphie.
Sur la droite:
Charles Frederick Worth, Robe de jour avec transformation du corsage,
Vers 1872. Jupe – Rangée de franges sur le devant, froncée dans le dos. Robe de jour – Encolure carrée et manches aux coudes. The Metropolitan Museum of Art / Costume Institute, New York, États-Unis. © The Metropolitan Museum of Art, Dist.
GrandPalaisRmn / image du MMA

Velours de soie avec appliqué en soie et appliqué inversé (remplacement de la fourrure).
Musée d'art de Philadelphie, États-Unis d'Amérique.
© Don de Mme George B. Roberts, Philadelphia Museum of Art.

Nadar, comtesse Greffulhe, 1886.
Procédé photomécanique, 29 × 16.8 cm.
Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris.
CCØ Paris Musées / Palais Galliera, Musée de la Mode de la
Ville de Paris.
Élisabeth de Riquet de Caraman-Chimay, comtesse Greffulhe (1860-1952), est entrée dans l'histoire comme modèle pour la Duchesse de Guermantes de Proust. Le Palais Galliera conserve la garde-robe de cette femme d'une beauté ravissante, dotée d'un sens du style singulier et très personnel. La Robe aux Lys, avec ses grands lys blancs contrastant avec le velours noir, dans laquelle elle fut photographiée à plusieurs reprises, est unique parmi les créations de Worth.
Sur la droite:
Worth, Robe du soir dite « Robe aux Lis », vers 1896.
Velours de soie noir, incrustations de satin de soie duchesse blanc ivoire en forme de branche de lys, bordées d'un cordon de fil d'argent doré. Brodé de perles, de paillettes, de strass et de fil d'argent doré.
Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris.
CCØ Paris Musées / Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris.
Charles Frederick Worth arriva à Paris en 1846 et dépassa rapidement le rôle de commis chez un marchand de textiles. En 1858, il avait établi Worth & Bobergh au 7 rue de la Paix, un lieu qui allait devenir synonyme de l'essor de l'empire parisien de la mode. Parmi ses premières clientes figuraient Princesse Pauline von Metternich, épouse de l'ambassadeur d'Autriche en France, et Impératrice Eugénie, dont la loyauté envers Worth a contribué à assurer sa place à l'épicentre du style impérial.
Mais sa contribution ne se limitait pas à la coupe ou à l'embellissement. Worth fut le premier à renverser l'équilibre des pouvoirs entre créateur et client. Le couturier, quittant la position de simple couturière obéissant aux instructions, devint une autorité créative. Il créa collections saisonnières, a présenté ses créations sur des modèles vivants et, rompant avec la tradition, signé son nom Sur les étiquettes. La robe est devenue une déclaration d'auteur. La cliente est devenue le vecteur de sa vision.
UN HÉRITAGE EN MOUVEMENT

1866-1868
Satin de soie avec dentelle et tulle de soie.
Musée d'art de Philadelphie, États-Unis d'Amérique.
© Acquisition du 125e anniversaire.
Don des héritiers de Charlotte Hope Binney Tyler Montgomery, 1996,
Musée d'art de Philadelphie.

Worth, robe du soir, vers 1895
Sur la droite:
Worth, robe du soir, vers 1913
En arrière-plan :
Louis Béroud, L'Escalier de l'Opéra, 1877. Huile sur toile, 65 × 55 cm. Musée Carnavalet – Histoire de Paris. CCØ Musées de Paris / Musée Carnavalet – Histoire de Paris.

Worth, Robe du soir dite « Robe aux Lis », vers 1896.
Velours de soie noir, incrustations de satin de soie duchesse blanc ivoire en forme de branche de lys, bordées d'un cordon de fil d'argent doré. Brodé de perles, de paillettes, de strass et de fil d'argent doré.
Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris.
CCØ Paris Musées / Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris.
Sur la droite:
Worth, Robe du soir, 1894-1895.
Soie, satin, brocart, dentelle mécanique, passementerie.
Musée des Arts Décoratifs (MAD), Paris, France.
© Les Arts Décoratifs.
En arrière-plan :
Jean Béraud, Un soir, 1878.
Huile sur toile, 65 × 117 cm.
Musée d'Orsay, Paris, France.
© RMN Grand Palais (Musée d'Orsay) / Photo Hervé Lewandowski.
L'exposition Charles Frederick Worth suit un récit chronologique, commençant par les silhouettes structurées du Second Empire et se poursuivant jusqu'aux lignes adoucies des années 1920. Les vêtements exposés – robes de thé, capes d'opéra, costumes de promenade, robes de cour – témoignent à la fois d'innovation et de maîtrise. L'obsession de Worth pour les tissus, les ornements et les références historiques était totale. Dentelle, soie, broderie, passementerie – ces choix n'étaient pas décoratifs, mais architecturaux.
La transition de la crinoline à la tournure est illustrée dans des pièces extraordinaires des années 1860 et 1870. Des robes à tournure en faille et en brocart avec des couches en cascade de franges et de broderies perlées présentent l'idée de Worth du volume, non pas comme poids, mais comme rythme.
Une section entière est consacrée au concept de garde-robe complète— l'image d'une femme habillée du thé du matin au gala du soir, chaque mouvement étant chorégraphié à travers la robe. Un autre espace offre un aperçu du fonctionnement de la rue de la Paix : ateliers, réfectoires du personnel, découpeurs de patrons, emballeurs, et même le studio photo interne qui documentait chaque vêtement pour prévenir la contrefaçon.
LES CLIENTS QUI ONT FAÇONNÉ L'IMAGE

Worth, robe « byzantine » portée par la comtesse Greffulhe au mariage de sa fille Elaine avec le duc de Guiche le 14 novembre 1904, 1904.
Tulle de coton écru brodé de perles, paillettes et cannetilles de verre et de métal ; lamé or ; fourrure de lapin (moderne) ; doublure en taffetas de soie beige.
Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris.
CCØ Paris Musées / Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris.
À l'image d'une impératrice, la comtesse Greffulhe fut au centre de l'attention lorsque sa fille Élaine épousa le duc de Guiche en l'église de la Madeleine, le 14 novembre 1904. Cet événement mondain fut couvert par la presse française et internationale. Le caractère hiératique de cette robe, ornée de broderies éclatantes, lui valut le nom de « byzantine ».
Sur la droite:
Worth, Cape du soir, entre 1895 et 1900.
Satin gris et mousseline de soie. Fleurs en toile de coton mauve et verte et fil métallique, bordées de soie. Doublure en satin de soie ivoire.
Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris.
CCØ Paris Musées / Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris.
Cette cape était portée par l'arrière-arrière-grand-mère de la donatrice, Eugénie Baliol Brett (1814-1904), vicomtesse Esher.
Bien que la reine Victoria n'appréciât guère la mode française, l'aristocratie britannique appréciait les robes de bal et les robes de réception de Worth. Le large pli plat au dos de la cape évoque le costume français du XVIIIe siècle, témoignant de l'attachement de Worth pour cette période. Les volants sont typiques des créations de Jean-Philippe Worth.
Au milieu:
Louise Breslau, Madeleine Cartwright, 1887.
Huile sur toile, 215 × 124 cm.
Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris.
CCØ Paris Musées / Petit Palais, Musée des Beaux-Arts
la Ville de Paris.
Madeleine Cartwright, riche mécène originaire de La Nouvelle-Orléans, arriva à Paris au début des années 1880. Elle participa activement à la vie mondaine de la capitale, fréquentant tous les lieux populaires. Elle organisait également des bals costumés, des dîners et des soirées musicales, auxquels participaient de nombreux artistes. Représentée dans une pose décontractée et originale, Madeleine Cartwright est représentée en pied dans l'intimité de son précieux intérieur, vêtue d'une splendide robe en dentelle, soie et satin de la Maison Worth.

Worth & Bobergh, Tenue de ville, 1868-1869.
Faille de soie.
Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris.
CCØ Paris Musées / Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris.
Sur la droite:
André Taponier, Portrait d'Andrée Joséphine Carron,
épouse du prince Mohamed Aga Khan III, portant une robe Worth et des bijoux Cartier, juin 1930.
Archives Cartier, Paris, France.
© Cartier.
La Bégum Aga Khan porte un diadème créé par Cartier Paris en 1923 et un collier réalisé pour le prince Aga Khan en 1930.
En arrière-plan : Intérieur de l'exposition. Photo : Runway .

Worth, robe de thé ou robe d'intérieur portée par Mme Brice, 1894.
Satin de soie lavande et damassé à motif vermiculé.
Musée de la ville de New York, États-Unis.
© Musée de la ville de New York.
Ce type de grand col pointu en guipure, drapé sur les manches à la manière de Louis XIII, était très en vogue au début des années 1890. Les manches volumineuses, resserrées aux poignets, sont typiques de l'époque. Cette robe de thé était portée par Mme Calvin Stewart Brice.
Sur la droite:
Charles-Emile-Auguste Carolus-Duran, Mme William Astor, 1890.
Huile sur toile, 212.1 × 107.3 cm.
Le Metropolitan Museum of Art / Peintures européennes, New York, États-Unis.
CCØ Le Metropolitan Museum of Art, New York.
La clientèle de Worth se lit comme une liste d'invités diplomatiques : aristocrates italiens, duchesses britanniques, héritières américaines. Parmi les plus célèbres, on compte Comtesse Greffulhe, France Florio, Dame Curzon et Impératrice Elisabeth d'Autriche (connue par beaucoup sous le nom de Sissi). Leurs robes, restaurées pour cette exposition, sont plus que de la mode ; elles sont un véritable théâtre historique.
L’un des plus frappants est le «Robe aux Lys”, une robe de soirée en velours noir avec des lys en satin ivoire et des broderies dorées, portée par la comtesse Greffulhe, dont le personnage a inspiré La duchesse de Guermantes de Marcel Proust. Un autre point fort est le robe byzantine, porté au mariage de sa fille en 1904, un chef-d'œuvre de symbolisme et de statut, superposé de perles, de fils d'or et de révérence.
RESTAURATION ET DIALOGUE : LA CONNEXION CHANEL

Palais Pitti / Galleria del Costume, Florence, Italie.
© Musée de la mode et du costume, Palais Pitti, Galerie des Offices, Florence. Ministre de la Culture.
Franca Florio (1873-1950), épouse de l'homme d'affaires et armateur sicilien Ignazio Florio, reçut de nombreuses personnalités dans son palais de Palerme. En mai 1902, elle fut nommée dame d'honneur de la reine Hélène, épouse de Victor-Emmanuel III.
Ce manteau de cour, créé pour l'occasion, fut également porté à Vienne en 1904 à la cour de François-Joseph, et à Berlin à la cour de Guillaume II. Des fleurs en organza ornent le bord de la traîne.

Worth, Robe du soir, vers 1895.
Soie de Pékin crème, noire et jaune, motif floral broché et tissé, mousseline de soie jaune, ruban de satin noir ; doublure en faille de soie beige.
Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris, France.
CCØ Paris Musées / Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris.
Cette robe était portée par l'épouse d'Henri Viguier, président
du Bazar de l'Hôtel de Ville, née Renée Normant. Manifestant l'amour de Worth pour le XVIIIe siècle, il est réalisé dans le tissu Reine des fleurs de Tassinari & Chatel, dont le motif est inspiré de la chambre de Madame du Barry à Versailles. Le motif était également disponible en rose.
Sur la droite:
Robe de cour de Lady Curzon, Worth, vers 1900. Corsage, jupe et traîne en soie crème, ornés de broderies zardozi en fil métallique argent et or. Musée de la mode de Bath, Royaume-Uni. © Musée de la mode de Bath / Photo Peter J. Stone.
En arrière-plan : Intérieur de l'exposition. Photo : Runway .

Faille verte et tulle de soie.
Musée d'art de Philadelphie, États-Unis d'Amérique.
© Acquisition du 125e anniversaire. Don des héritiers de Charlotte Hope Binney Tyler Montgomery, 1996, Philadelphia Museum of Art. Cette robe « à transformation » présente deux corsages, l'un à manches longues pour la journée (illustré ici), l'autre décolleté et sans manches pour le soir.
En arrière-plan : Intérieur de l'exposition. Photo : Runway .
Une partie importante de cette exposition Charles Frederick Worth doit son état à la ateliers de restauration de CHANEL, qui est également le sponsor principal de l'événement. La collaboration est plus que financière. Elle est conceptuelle.
CHANEL, toujours la plus ancienne maison de haute couture parisienne en activité, reconnaît Worth non seulement comme un prédécesseur, mais aussi comme un ancêtre structurel. Si Gabrielle Chanel a démantelé le corset et élevé le minimalisme, elle a également adopté le modèle économique de Worth : une couturière qui contrôle l'image, la clientèle et l'héritage. L'exposition reflète ce lien non pas par de grandes déclarations, mais par une excellence technique discrète. Les travaux de restauration menés par les spécialistes de CHANEL ont redonné à nombre de ces pièces fragiles un état présentable, permettant aux vêtements de retrouver l'espace pour lequel ils avaient été conçus.
AU-DELÀ DU MYTHE

24.7×19.2cm.
Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris.
CCØ Paris Musées / Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris.
En arrière-plan :
Plafond du Petit Palais. Photo : Runway .


Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris. Paris, France.
CCØ Paris Musées / Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris.
En 1926, la princesse Murat, fidèle cliente de Worth, jeta son dévolu sur deux robes du soir ornées de motifs de Jean Dunand, évoquant ceux d'un paravent japonais laqué. Si les poissons et les animaux étaient courants dans ses créations, le motif du poisson, inspiré de l'Extrême-Orient, était représentatif de ses créations des années 1920 et 1930.
En arrière-plan : Moodboard et looks pour le défilé / présentation de Charles Frederick Worth.
Photo Runway .
Peut-être le plus remarquable : WORTH – Inventer la Haute Couture n'aura lieu que dans Paris. De nombreuses œuvres sont prêtées par collections privées, et les conditions d'exposition sont absolues : elles ne seront pas présentées en tournée. Il n'y aura pas de reprise à Londres ou à New York. Si l'on veut comprendre comment la mode est devenue une industrie – et comment la couture est devenue une institution – il faut se rendre dans la ville où cela s'est produit.
Il n'y a pas d'alternative virtuelle. Non digital Substitut. Juste de la soie, du velours, de la dentelle et de la structure, exposés dans un bâtiment des Beaux-Arts qui abrita autrefois l'Exposition universelle de 1900.
C'est en soi un acte de défiance silencieuse. À l'ère de la virtualisation, Valeur reste tangible.
Et c’est peut-être le geste le plus contemporain de tous.